Je me suis réapproprié mon identité grâce à la généalogie génétique

Juin 2018. J’enseigne le français aux enfants d’une famille russe. Leur mère me donne un livre qui s’intitule « je vais avoir un petit frère » et me demande en souriant d’expliquer comment on fait des bébés à sa fille de 4 ans. Elle s’en va et je reste seule avec la petite. En tournant les pages, je dis que pour faire un bébé, le papa et la maman doivent se faire un gros câlin. Au moment où je prononce ces mots, je ne peux m’empêcher de penser au fait que j’échappe à cette règle : je ne suis pas née des câlins que se sont faits mes parents, mais d’un don de sperme.

Pendant deux décennies, j’ai pensé savoir qui j’étais, d’où je venais. On se cherche toute sa vie. On cherche à savoir qui l’on veut devenir, comment on va y arriver, quel est le sens de sa vie. Mais on ne se pose en général pas plus de questions que cela sur ce qui constitue le socle de son identité. On connaît ses racines, la base est là, posée. Et c’est dessus qu’on se construit. Moi, je me suis construite sur une identité de base que je pensais solide, complète, vraie, mienne. Une vérité que je croyais aussi inébranlable que « la terre est ronde » ou « l’eau est vitale ».

Février 2010. Je viens d’avoir 21 ans et je vis encore chez mes parents. Un matin, à peine arrivée à l’entrée de la cuisine où je veux prendre mon petit-déjeuner avant d’aller en cours, ma mère, en instance de divorce avec mon père, m’annonce qu’elle doit me « dire quelque chose ». À son regard et à celui de ma sœur, clairement déjà au courant, je comprends que c’est plutôt important. Nous sommes toutes les trois debout, de part et d’autre de la cuisine. Personne ne m’invite à m’asseoir alors qu’on s’apprête en quelques secondes à démolir les soubassements de ce qui a été mon identité 21 ans durant. C’est ce jour-là que le concept de don de sperme fait irruption dans ma vie. Ce n’est pas la première fois que j’en entends parler. Le sujet est souvent mentionné dans les séries américaines que je regarde depuis mon enfance : Joey dans Friends et Kelso dans That’s 70 Show donnent leur sperme pour arrondir leurs fins de mois. Mais c’est la première fois que je l’envisage autrement qu’un ressort comique de séries télé. Et ça n’est plus drôle du tout. Ça fait partie de ma vie, de moi. C’est ce qui m’a permis d’exister. Soudain, c’est lugubre. Sale. Non seulement, je deviens quelqu’un d’autre, à qui on a caché la véritable identité pendant plus de 20 ans, mais je deviens également une sorte d’alien, une espèce d’humain artificiel, créée contre les lois de la nature. Après cette annonce dévastatrice, je monte dans ma chambre et je me regarde dans le miroir. Pendant quelques secondes, je crois perdre les pédales : je ne me reconnais pas. J’ai toujours vu dans mes traits ceux de mon père, et dans mes yeux bleus, les siens. Qui suis-je ?

Janvier 2018. Ma sœur m’envoie un article. Un homme né d’un don de sperme a découvert l’identité de son géniteur grâce à des tests ADN. Il est le seul en France à ce moment-là, mais je ne sais pas pourquoi, je me dis, pleine d’espoir : « c’est bon, je saurai un jour ». Il me faut un an pour franchir le pas et faire les tests.

Février 2019. Le jour où je reçois les résultats, je me connecte fébrilement, espérant avoir une réponse immédiate : peut-être qu’un parent proche du donneur a effectué un test ADN ?
Je suis déçue de constater que ce n’est pas le cas, et que ma plus grosse correspondance génétique est un cousin lointain. En revanche, première révélation : d’après les origines ethniques que m’attribue le site, le donneur est juif. Moi qui pensais n’obtenir que des réponses avec les résultats ADN, voilà que je suis confrontée à de nouvelles interrogations : qu’est-ce que ça veut dire « être à moitié juive » ? Qu’est-ce qui définit un Juif ? A quel point est-ce que cela fait partie de mon identité puisqu’il ne s’agit « que » de mes gènes ?

Je contacte PMAnonyme. Parler avec ses membres est mille fois plus salvateur que des séances chez le psy. Je découvre des gens normaux, loin de l’idée d’alien que je m’étais faite, et qui n’ont pas peur de clamer haut et fort dans les médias qu’ils sont nés d’une insémination artificielle avec donneur.
En plus de ce soutien psychologique inespéré, je reçois d’excellents conseils pour ma recherche généalogique et l’on m’apprend que mes résultats sont transférables sur d’autres bases de données.

Je contacte mes deux matchs les plus proches sur ces sites. Le premier est une cousine grecque qui ne peut pas m’aider mais me comprend, ayant découvert qu’elle est née d’un adultère. Le deuxième est un cousin américain qui écrit des livres sur la paternité, et que je rencontre l’été suivant à San Francisco avec toute sa famille. Puis une rencontre décisive avec un cousin lointain français à Paris me donne LA clé : l’arbre généalogique complet des descendants d’un couple d’arrière-arrière-grands-parents biologiques que j’ai identifiés grâce aux sites ADN.

Une fois chez moi, après cette rencontre, j’analyse ce précieux document. Les noms de deux hommes correspondent aux origines ethniques que je me suis découvertes. Ironiquement, l’un d’eux, plutôt renommé, s’est déjà prononcé, dans le cadre de ses fonctions, en faveur du droit d’accès aux origines pour les personnes issues de dons de gamètes, et j’ai souvent entendu sa voix à la radio… Puisque je suis née d’un don de sperme « frais » en cabinet gynécologique privé, il est plus probable que mon donneur ait été médecin. Je tape donc le deuxième nom dans Google, et je constate qu’il s’agit d’un gynécologue… l’étau se resserre.

Septembre 2019. J’ai rendez-vous avec ce gynécologue. J’attends dans la salle d’attente, face à son cabinet, exprès pour le voir. À un moment, la secrétaire entrouvre la porte. Je n’aperçois que sa main droite sur la souris de l’ordinateur et l’idée que c’est sûrement la main qui a activement participé à ma création me traverse l’esprit…
Une fois face à lui, je suis dans un état tellement second que je ne comprends pas tout ce qu’il me dit et ne réagis pas à ses blagues. Si c’est bien mon donneur, la ressemblance n’est pas flagrante, mais je crois reconnaître des similarités avec ma sœur et moi dans sa façon de se mouvoir. À la question classique sur les antécédents familiaux, je saisis la perche qu’il me tend et explique la raison véritable de ma venue. Tout se déroule exactement comme je l’avais toujours espéré : il avoue sans problème avoir donné son sperme et accueille ma démarche avec enthousiasme. Triste ironie du sort : il n’a jamais eu d’enfants et a fait son don au moment où les FIV réalisées avec sa compagne échouaient les unes après les autres. « Et dire que, quand vous êtes entrée dans le cabinet, j’ai failli faire une blague sur votre nom de famille. » me dit-il. Eh oui, mon nom de famille désigne une certaine catégorie de médecins…

Nouveau clin d’œil du destin, le lendemain de cette rencontre, j’écoute une chanson du groupe Bon entendeur que j’ai entendue tout l’été. Par pur hasard, j’écoute pour la première fois la version originale de la chanson « Le temps est bon ». Au point culminant qui n’a pas été gardé dans le remix, la chanteuse dit « Je ne savais plus voir, je ne savais plus entendre, je ne savais plus. Voici que je regarde, que j’écoute et je sais qui je suis, je sais qui je suis. »

J’ai rencontré la mère de mon donneur qui nous a également accueillies, ma sœur et moi, les bras ouverts. Elle a accepté de faire un test ADN, qui a confirmé qu’elle était notre grand-mère biologique et donc, son fils notre géniteur. Nous avons eu la chance de tomber sur des gens qui ont compris que ce que nous recherchions, c’était une part d’humanité. Une part d’humanité qu’on nous a niée : la possibilité d’en savoir plus sur ses origines génétiques, de choisir les composantes de son identité, biologiques ou non, de se sentir un humain comme les autres, et non un citoyen de seconde zone, qui devrait s’estimer heureux d’avoir vu le jour malgré la stérilité de l’un de ses parents. Et récupérer cette part d’humanité n’a en rien changé ma relation avec mon père, le vrai, celui avec lequel je ne partage aucun lien « de sang ».

Nous sommes beaucoup de personnes nées d’IAD à comparer nos situations à des puzzles. Il me manquait des pièces, maintenant je les ai toutes et je n’ai plus qu’à les assembler. J’ai l’impression d’être enfin à égalité avec les autres, ceux qui sont nés d’« un gros câlin », et de ne plus être lésée par un système défectueux, dont les instigateurs comparent grossièrement nos situations organisées par leurs soins aux aléas de la vie tels que les adultères. Je n’ai plus l’impression d’être dépossédée de mon identité. Je me la suis réappropriée, et ce, en dépit des lois en vigueur. Et je peux enfin dire que je sais qui je suis.