11 octobre 2018, 6 h du matin, tour d’horizon des nouvelles sur mon téléphone. Le Point, l’Express… Tiens, un article titré : « Pauline Pachot, à la recherche de ses origines – Conçue par un don anonyme de sperme, elle se bat pour connaitre l’identité du donneur. » et illustré d’une vidéo : « Bonjour, je m’appelle Pauline, j’ai été conçue par don de gamètes anonyme en 1991 et aujourd’hui je milite, grâce à une association, pour l’accès aux origines… ».
Avant même d’écouter la suite, sans avoir le temps, que je prendrai plus tard à tête reposée, de découvrir une jeune femme souriante, lumineuse et sereine dans son récit d’une quête qui m’interpelle, me remue et déclenche en moi une émotion inenvisageable quelques secondes plus tôt, je vois la photo de ma mère à 30 ans ! Pommettes hautes, yeux en amande, large sourire. Ma mère est eurasienne, mon grand-père maternel, annamite, ma grand-mère, blonde aux yeux clairs, originaire du nord de la France. Et à cet instant, remonte du tréfonds de ma mémoire que j’ai été donneur fin des années 80 au CECOS de Marseille.
Décidément, Pauline est un beau bébé !
Tempête sous un crâne, tout se bouscule… J’ai sous les yeux une personne en chair et en os, vivante, réelle, apparemment tout ce qu’il y a de plus normale, (du genre qu’on croise dans la rue, encore que…) qui parle, réfléchit, exprime son état d’être et surtout sa souffrance devant une béance. Et moi qui pensais avoir accompli un simple geste aux motivations généreuses, sans vraiment m’interroger sur les conséquences. Il serait peut-être souhaitable, 30 ans après, d’abandonner l’insouciance de ma quarantaine et, il faut bien le reconnaître, une certaine forme de paresse intellectuelle, qui m’a habité jusqu’à aujourd’hui concernant un sujet, somme toute, assez mineur et n’impliquant pas de remise en cause de mon équilibre acquis, et de me confronter enfin à la responsabilité de mes actes passés. J’aurai l’occasion de revenir sur cette réflexion sans concession.
Un pot de café et quelques recherches internet plus tard, je découvre l’existence de l’association PMAnonyme et que Pauline en est son attachée de presse. Il me faudra deux jours pour prendre la décision de tenter un premier contact. S’en suivront des premiers courriels, puis des conversations téléphoniques, nombreuses, variées, au cours desquelles nous échangerons longuement sur nos histoires respectives. Et bien sûr la question de cette ressemblance frappante entre Pauline et ma mère est abordée. La coïncidence serait par trop incroyable. Il convient d’aller plus loin, d’en avoir le cœur net.
Je prends conscience, à écouter attentivement Pauline m’exposer le sens de ses interrogations, de sa quête et de son besoin viscéral de connaître ses racines, d’un questionnement qui m’a toujours plus ou moins habité. En effet, dans ma généalogie personnelle il y a un « trou ». Mes grands-parents maternels ont divorcés lorsque ma mère avait une douzaine d’années. Retour en France, alors que mon grand-père continue sa vie en Indochine. Riche planteur d’hévéas, commerçant avec Michelin, engagé volontaire dans les forces françaises au cours des deux guerres mondiales, décoré de l’ordre du Kim Khan et gravitant dans l’entourage de l’ Empereur Bao Daï, Victor Tran-Huang-Tru n’était pas un inconnu lambda. Et cependant, toute trace a disparu. Pour cause de racisme ordinaire, une partie de la branche familiale autour de ma grand-mère maternelle a rejeté toute la descendance porteuse de sang « niaquoué ». Ma mère, puis mes frères et moi-même avons été définitivement rangés dans la case « bâtards ». A sa majorité, ma mère a tenté des recherches auprès des autorités militaires françaises pour retrouver des traces de son père. Elle s’est vu opposer le secret défense. Plus tard, mon jeune frère, lors d’un séjour professionnel au Viet-Nam a, à son tour, entrepris les mêmes démarches, mais cette fois, en se rapprochant des autorités communistes locales. Black-out total !
Alors, l’interrogation qui est la mienne à chaque fois que je croise un Vietnamien[1] : « Va savoir, c’est peut-être un de tes lointains petits-cousins…? », bien que ça ne concerne que 12,5 % de mes racines, me permet de saisir toute la profondeur du questionnement de Pauline, qui ignore tout de la moitié de ses origines génétiques et me donne une clé de compréhension du sens de la recherche que conduisent ces enfants IAD et de leur expression de ce cruel manque qui les habite.
Passée cette phase de reconnaissance visuelle, Pauline me fait partager ses connaissances sur les tests ADN et me propose de me lancer à mon tour dans la transgression de la loi en m’exposant à une amende de 3 750 euros, selon l’article 226-28-1 du code pénal ! Autant je peux comprendre la nécessité de s’arrêter à un stop, ou la peine encourue s’il me vient à l’idée de piquer les économies de ma vieille (par ailleurs charmante) voisine, autant j’ai « un peu » de mal à saisir en quoi le fait de me renseigner sur mes composantes génétiques pourrait porter du tort à quiconque en particulier et à la société en général. Allons-y pour pratiquer le test : deux clics, un numéro de carte bancaire et quelques jours d’attente avant de crachouiller dans une éprouvette qui repartira le jour même de l’autre côté de l’Atlantique. Quelques semaines plus tard, les résultats m’arrivent par courriel que je partage aussitôt avec Pauline : rien, zéro correspondance, à part peut-être un vague lien avec un lointain cousin commun nommé Néandertal.
Déception ? Je me garderai bien de répondre à la place de Pauline. Quant à moi, bien sûr, j’aurais trouvé la coïncidence extraordinaire, mais, soyons réalistes, seuls Bones ou les Experts à Miami font matcher les ADN et en moins de 52 minutes ! La déception est proportionnelle aux attentes. Et il me faut bien reconnaître que pendant trente ans je ne me suis guère préoccupé de savoir ce qu’il avait bien pu advenir de mes gamètes… C’est cette rencontre qui a réveillé une conscience endormie : oui, des personnes vivant sur la même planète, peut-être dans le même village, dans la rue voisine, sont issues de ce don passé et cherchent aujourd’hui à connaître leur géniteur, peut-être moi. Évidemment, je suis déçu, davantage pour Pauline, car sa quête ouvre encore et toujours sur la même impasse, et j’espère de tout cœur que le cul de sac actuel devienne avenue ensoleillée, que pour moi qui ne suis aucunement dans l’attente de découvrir qui et combien sont mes « descendants » génétiques. Ma démarche est simple : j’assume totalement mon geste de l’époque et désire répondre positivement à toute demande de recherche des origines.
C’est la raison pour laquelle j’ai mis mon ADN sur deux bases de données, adhéré à l’association PMA et, depuis, milite pour la levée définitive de l’anonymat, levée qui pourrait être rétroactive après accord des donneurs toujours répertoriés dans les fichiers des CECOS[2], comme moi.
En définitive, ce qui s’apparente à un parcours du combattant, montre bien la difficulté, voire la quasi impossibilité, institutionnalisée et érigée en dogme de société de simplement et légitimement obtenir des informations sur ses origines.
Bien que désormais, nous en avons la confirmation objective, rien ne nous rapproche Pauline et moi, cette rencontre improbable a tissé un lien d’amitié, que nous décidons de concrétiser par une rencontre, mais la capitale et le grand sud sont deux continents fort éloignés…
La réunion du samedi 1er décembre de l’association PMAnonyme aurait été une bonne occasion si mon agenda personnel me l’avait autorisé et il a fallu attendre l’intercession de Faustine Bollaert, qui nous a permis enfin de nous rencontrer sur son plateau, en toute intimité, en direct devant 2 à 3 millions de téléspectateurs. Ce fut un grand moment ! Et le début d’une belle amitié.
Lors d’un long week-end chez nous, Pauline m’a gentiment offert Le Livre « Je suis l’une d’entre elles »[3]. De magnifiques témoignages, émouvants, toujours justes, qui, chacun à sa manière, nous disent le mal de vivre face au mystère.
Ma lecture terminée, une réflexion m’est venue : « Qu’en est-il des donneurs ? » Certes, le titre de l’ouvrage est sans équivoque, indiquant clairement qu’il rapporte la parole de personnes nées d’IAD, mais que seraient ces personnes si à l’origine il n’y avait eu des donneurs ?
J’ai été un de ces donneurs. Par défaut. En effet, comme beaucoup, je pense, c’est un problème de contraception mal supportée par ma compagne qui m’a conduit vers le CECOS pour demander une vasectomie. Celle-ci induisant une stérilité définitive, il m’a été proposé une conservation de mes gamètes pour le cas où je changerais d’avis. En contrepartie je devais accepter de donner mon sperme pour des personnes en demande d’insémination. Après tout, pourquoi pas, et puis, si ça peut rendre service… Je ne me suis pas posé davantage de questions.
Donc, j’ai été donneur.
Avec le recul, je pense avoir été habité par différentes motivations, ni avouées, ni clairement assumées à l’époque. S’agissait-il d’alimenter un sentiment de toute puissance ? D’abord, en reprenant les rênes du contrôle de la conception, en m’affirmant comme le maître des horloges. Ensuite, en acquérant une liberté d’esprit par rapport au risque de grossesse non désirée, éventuel motif de « chantage » au cours de mes batifolages érotico-aventureux. Pourquoi pas également, dans une sorte de confusion entretenue entre impuissance et infertilité, en me rassurant de ne pas être l’homme stérile, celui qui ne se réalise pas. Enfin, en partageant une potentialité qui est mienne avec mon frère en humanité démuni, participation commune à l’œuvre de vie dans un réflexe viscéral irréfléchi qui pousse à aider l’autre sans le connaître, ni trop savoir pourquoi.[4]
Il y avait certainement un peu de cela, tout à la fois.
Mais donneur de quoi ?
Ai-je donné quelques gamètes comme on donne son sang ? Autant le sang maintien en vie et permet la prolongation de la vie, les gamètes, quant à eux, contiennent la vie et donnent vie.
Vie qui prend corps sous nos yeux en la personne de tous ces enfants nés d’IAD.
La société humaine actuelle, en son état d’évolution, de connaissances scientifiques et de maîtrise technique, s’est emparé de la conception, jusqu’à la réduire à l’équivalent de la culture hors-sol. Aujourd’hui on « fait » des enfants, sur commande, comme on produit des tomates, qui n’auront jamais connu ni la terre, ni la pluie, ni le soleil et pourtant, ces enfants nous demandent quelles sont leurs racines… Et nous avons ainsi atteint le stade ultime du désaccouplement[5] entre reproduction et activité sexuelle, confondant désir et plaisir. Alors que le plaisir n’est qu’une « fonction » archaïque nécessaire à la mise en œuvre de l’instinct de survie[6], le désir relève davantage de l’intellect et de la construction philosophique en réponse à la révélation d’un manque.
Le scientifique, enivré de ses nouveaux savoirs, pense avoir aujourd’hui atteint l’ultime essence de ce qui fait l’Homme, et c’est désormais au législateur, bouffi de sa vanité d’homme-dieu[7], de prendre le relai et de dire la Vie.
Le législateur commence par nous dire ce qui est vie et ce qui ne l’est pas dès l’origine. Selon lui, les gamètes ne sont que cellules ou matériaux biologique, au même titre que le sang, les organes ou la peau à greffer, dont on peut disposer avec le consentement supposément éclairé du donneur. Une fois ces cellules assemblées, naturellement ou « in vitro », le législateur nous fixera la date à partir de laquelle cet assemblage passera du statut d’amas de cellules à celui de personne humaine, fixant par là la limite légale entre IVG et infanticide[8], limite qui fluctue d’ailleurs avec l’époque et sous différentes pressions pas toujours désintéressées. On ne va pas s’arrêter en si bon chemin. L’être en devenir, qui a pu passer cette première épreuve avec succès, devra subir l’examen de normalité : conforme ou pas ? Là encore, le législateur va intervenir pour autoriser le scientifique à dire la norme et édicter les règles de l’IMG. Pour être plus honnête, on aurait dû appeler cette loi « Loi sur l’eugénisme prénatal ». Enfin, à l’issue du parcours de vie, qu’elle soit naturelle ou accidentelle, le législateur sera encore aux manettes pour nous dire la vie, ou plus exactement la mort, en nous listant une série de critères[9] permettant de définir que la personne concernée est bien morte. Et pourtant, les exemples abondent de cercueils dont les couvercles ont été retrouvés griffés lors de réductions, ou plus simplement de patients déclarés « morts » et qui, aujourd’hui se portent comme vous et moi et nous en parlent.[10]
Bref, que ce soit le rédacteur de la loi ou le scientifique, sont-ils les plus compétents pour nous dire l’essentiel de ce qui nous concerne : ce que nous sommes et qui nous sommes.
Nous pouvons avoir le sentiment d’être à une époque charnière, où l’homme, après avoir acquis la certitude de maîtriser la connaissance, s’arrogerait le droit de maîtriser la vie.
On marche sur la tête !
Quant à moi, ancien donneur (de cellules ou de vie…?), fort de ces réflexions encore inabouties, si j’avais 30 ans de moins, serais-je toujours donneur ?
Je n’ai pas la réponse…
Addenda
Hier soir, j’ai visionné une émission consacrée à Saint Joseph, figure symbolique du père dans la tradition judéo-chrétienne, dont nous sommes les héritiers.
Et il m’est apparu qu’un personnage était oblitéré dans la grande histoire de l’IAD, même s’il se révèle en filigrane dans chacun des témoignages de ces enfants à la recherche de leurs racines : le père. Pas le donneur de gamètes, mais bien le père reconnu par l’État-Civil, le père dit par la mère[11], celui dont les témoins nous disent : « Mon père est mon père. », celui que tous appellent « papa ». C’est le vrai père. Il est le vrai initiateur, le décideur originel de la mise au monde, sans qui la mère ne serait que génitrice biologique. Il va donner une part de sa vie à la réalisation d’un être de chair et de conscience. Il éduquera, enseignera, protègera et permettra l’épanouissement et l’autonomie finale de son enfant.
En ce temps d’effacement de la figure même du père par une
société qui se veut progressiste, d’abandon et de démission face à la
paternité de la part d’hommes irresponsables, je voudrais m’adresser à ces
pères et leur dire mon immense admiration et mon profond respect.
[1] Avec un peu d’habitude on différencie vite un Vietnamien du sud d’un Tonkinois, ou un Laotien d’un Cambodgien, au même titre qu’on ne confond que très rarement un Suédois et un Sicilien…
[2] Jusqu’à preuve du contraire. En effet, aujourd’hui, ces fichiers sont laissés à la garde des seuls médecins et rien ne garantit leur préservation. Peut-on raisonnablement faire confiance à leur « libre » appréciation ?
[3] N’en doutons pas, ce livre fera date et servira de référence lors du débat parlementaire sur la future loi de bioéthique.
[4] Comme le décrit Meng Tzeu, le penseur disciple de Confucius, vers 350 avant J.-C. : « Tout homme est doté d’un cœur qui ne supporte pas la souffrance d’autrui. (…) Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué de compassion, c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui un petit enfant sur le point de tomber dans un puits, éprouverait en son cœur panique et douleur, non pas parce qu’il connaîtrait ses parents, non pas pour acquérir une bonne réputation auprès des voisins ou amis, ni non plus par aversion pour les hurlements de l’enfant et il se précipiterait pour le sauver. »
Sans savoir que peut-être l’enfant se nomme Adolf Hitler…
[5] Le terme est ici employé volontairement. Il n’est qu’à considérer sur quoi se font et se défont la plupart des couples.
[6] Hypothèse explicative développée par un courant de l’anthropologie, qui dispose que, statistiquement, l’homme ne peut pas se reproduire et ainsi assurer la survie de l’espèce, s’il ne multiplie pas les actes sexuels afin de tomber sur les deux jours de fécondité de la femelle. Toutes les espèces animales sont dotées de marqueurs forts pour indiquer la période propice à la reproduction, visuels, auditifs, olfactifs, à travers des couleurs spécifiques, des chants, des danses, des mimiques, des émissions de substances… Chez la femelle humaine, rien de tel. C’est le plaisir qui va assurer cette fonction. Qui dit plaisir, dit réitération et ainsi statistiques de réussite bien plus favorables. Et, en récompense, une petite dose d’endorphines !
[7] « La tentation de l’homme-dieu » – Bertrand Vergely – Éditions « Le passeur » – 2015.
Considérer l’homme, ce n’est pas forcément faire de lui un dieu ; respecter la démocratie, ce n’est pas nécessairement céder aux passions démocratiques liées à l’égalité ou à la sécurité. Dans cet essai vif et engagé, Bertrand Vergely pointe les effets dramatiques d’un fantasme qui prend aujourd’hui de plus en plus de place : le désir d’être sans limite.
Le transhumanisme promet d’en finir avec la mort : l’homme sera-t-il plus libre en devenant un corps perpétuel ? Sera-t-il plus vivant lorsque la naissance naturelle et la différence sexuée auront été abolies ? Sera-t-il plus heureux parce que le monde de demain sera celui de la réussite pour tous et du risque zéro ? En un mot, va-t-on vraiment servir le genre humain en faisant advenir l’homme-Dieu inscrit dans les rêves inavoués de l’humanisme occidental ?
[8] D’un naturel curieux, je souhaiterais assister à ce moment merveilleux, cette inimaginable fraction de milliseconde où un vulgaire amas cellulaire devient un bébé. Ça doit être chouette à voir !
[9] Décret no 96-1041 du 2 décembre 1996 relatif au constat de la mort préalable au prélèvement d’organes, de tissus et de cellules à des fins thérapeutiques ou scientifiques et modifiant le code de la santé publique.
[10] Voir à ce propos des milliers de témoignages recueillis en France, sachant qu’il en existe des millions de par le monde. http://www.iands-france.org
[11] Lire à ce propos l’interview du le psychanalyste Jean-Pierre Winter, auteur de L’Avenir du père: réinventer sa place. https://www.causeur.fr/jean-pierre-winter-pere-fogiel-parents-160608