« Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » Alexis de Tocqueville.
Je suis tombée sur cette phrase un an après ma découverte et j’ai trouvé qu’elle décrivait à la perfection ma situation. Un an plus tôt, lors d’un test ADN récréatif, j’apprenais que mon père n’était pas mon père biologique et que j’avais des demi-soeurs. Je n’avais pas fait ce test par hasard. J’étais en quête de la vérité que mes parents s’efforçaient de cacher depuis des années. Pourtant les indices étaient discrets, ils ont été très forts pour enterrer leur secret. Sans se rendre compte, par la même occasion, qu’ils étaient également en train d’enterrer leur couple, leur tranquillité d’esprit et leur liberté de parole. Cela a fait de la place à d’autres choses ; la honte, la culpabilité et les silences. C’est là que j’ai trouvé mes maigres indices. Pourquoi ma famille n’est-elle pas comme les autres ? Pourquoi tant de tabous autour de l’amour et la sexualité ? Pourquoi mes parents ont de la honte dans les yeux quand ils me regardent ? Pourquoi ma mère tremble à l’idée de dire un mot de trop devant mon père ?
J’imagine que je ne suis pas la seule enfant à m’être posé ces questions, mais j’avais ce sentiment que quelque chose était différent. Leur silence, j’en étais certaine, cachait quelque chose de bien plus gros. Ce silence m’emprisonnait plus qu’il ne me protégeait. Mais comment mettre des mots sur ce qu’on ne voit pas ? Comment rassembler les éléments et imaginer que mon histoire est différente de celle qu’on m’a racontée ? J’ai des photos de ma mère enceinte et je suis d’ailleurs sa copie conforme. Non, ça ne peut pas être ça. Il doit y avoir une autre explication, c’est certain.
Je passe des années en thérapie, à creuser, à chercher et à m’épuiser surtout. Vais-je seulement trouver un jour d’où viennent ces blocages ? J’ai bien sûr eu envie de demander de l’aide à mes parents, mais j’ai bien compris depuis le plus jeune âge que, chez nous, on ne pose pas de questions ; il y a des mots qu’il ne faut pas dire. On préfère le silence, pas étonnant que je sois une taiseuse, j’ai été à bonne école. Alors je reproduis ce qu’on m’a appris. J’apprend à avoir honte de moi, je me sens en permanence coupable sans même savoir de quoi et je m’enferme dans une timidité maladive. Je suis une enfant angoissée, qui doute de tout et surtout d’elle-même. J’ai l’impression de passer à côté de ma vie. Pourtant, je ne lâche rien. Je me fais la promesse de trouver. Mais une voix dans ma tête ne cesse de me dire « tu es juste une fille banale, peut-être avec une famille un peu plus bizarre que les autres ». Une part de moi sait qu’elle doit prendre le dessus et creuser. Trouver la vérité pour se libérer.
Après avoir passé plusieurs années à dépoussiérer en thérapie, je sens de plus en plus que ça ne peut venir que de ma naissance. Il n’y a pas eu de changement de comportement de ma famille, ça a toujours été là. Cela vient forcément de ma conception, je me suis construite sur des bases bien trop fragiles et sur une illusion de stabilité. Ces pensées ne me lâchent plus, je sens que je suis sur la bonne piste. Et j’ose enfin poser des questions. Ma mère se bloque, se braque et refuse de me répondre. Si moi je suis prête à faire tomber les barrières ce n’est apparemment pas un désir partagé. Une telle réaction n’augure rien de bon. Je n’ai plus de doute, je suis née grâce à un don anonyme de sperme. Mais comme on me l’a appris, j’enterre rapidement cette hypothèse et je m’en sens honteuse.
Comment puis-je avoir des doutes sur la filiation avec mon père ? La culpabilité me ronge. Il doit y avoir une autre explication. A part son silence ma mère ne m’a rien donné. Je dois enquêter seule. Mais suis-je prête à accueillir la vérité ? Après avoir essayé d’avoir l’information via le groupe sanguin de mon père, il ne me reste plus qu’une solution : faire un test ADN. J’ai peu de chance que ce test m’apporte des réponses, mais c’est le seul outil à ma disposition. Et si j’ai tort, cela viendra au moins calmer ma tempête intérieure. Depuis la conversation avec ma mère, je ne dors plus, j’arrive à peine à manger et à travailler. Je n’ose plus voir mes amis, je ne peux pas leur raconter ce que je suis en train de vivre, ils vont me prendre pour une folle. Et pour une des premières fois de ma vie, je n’arrive plus à faire semblant, je ne peux plus donner l’illusion que tout va bien. Je me sens sombrer mais je garde tout à l’intérieur, je n’y suis que trop bien habituée.
Quelques semaine plus tard, empreinte de honte et de culpabilité, je réalise le test ADN. J’ai l’impression de trahir ma famille. Mais une part de moi le sait, mes réponses se trouvent dans cette enveloppe que je m’apprête à envoyer. Je veux mettre en lumière ce que mes parents tentent de garder à l’ombre. Avoir fait ce test m’offre quelques semaines de répit. J’ai fait le nécessaire et je n’ai plus le contrôle sur la situation, il me reste juste à attendre sagement les résultats. Généralement il faut un peu plus d’un mois pour les obtenir. Je m’autorise à penser à autre chose. Mais ce sujet reste en fond, je regarde tous les reportages que je trouve et je lis bien sur les témoignages poignants sur le site de PMAnonyme. Si mes doutes se confirment, je sais au moins que j’aurai un endroit où trouver du réconfort. Je pourrai évidemment compter aussi sur le soutien sans faille de mes amis, mais trouver une communauté bienveillante qui vit la même chose que moi, c’est capital.
Moins de 3 semaines après l’envoi de mon test, alors que je suis en train de reprendre tant bien que mal une vie normale, un mail vient de signaler que mes résultats sont disponibles. Je ne suis pas prête. J’avais encore 2-3 semaines pour me faire à l’idée. Je suis incapable de les ouvrir. Je suis au travail. Je n’arrive plus à respirer. Je tiens 30 minutes avant que l’envie irrépressible de les ouvrir s’impose à moi. Je ne peux désormais plus attendre une seconde pour les ouvrir : il est temps de faire éclater la vérité.
Je pénètre sur un territoire interdit : le site affiche une à une mes origines ethniques, la première correspond à celle de mes parents. Et si je m’étais trompée ? Mais la deuxième vient confirmer mes doutes « Ecossaise ou Bretonne ». Cela n’a aucun sens. Je suis la première de ma famille à être née en Europe. C’est impossible. Pourtant, je m’autorise encore à douter, c’est peut-être une erreur du site, après tout, quelle est la fiabilité des résultats ? Je clique ensuite sur mes correspondances ADN, c’est le moment de voir qui de ma famille a fait le test. Plus aucun doute n’est permis ; je découvre la présence de deux demi-soeurs. Le sol se dérobe sous mes pieds, j’ai physiquement l’impression de tomber et que ma tête vient frapper le sol. On est en train de m’arracher mes racines, c’est d’une violence rare. Je suis totalement perdue mais aussi soulagée : je n’étais donc pas folle.
J’avais heureusement parlé de mes recherches à une amie quelques jours avant, j’ai pu l’appeler immédiatement et parler. Faire enfin sortir ces mots bloqués depuis si longtemps. Maintenant que je savais une partie de la vérité je m’autorisais enfin à parler. Et surtout à mettre des mots sur mes émotions. Des émotions qu’on m’avait appris, comme le reste, à taire. Chez nous, il ne faut rien ressentir ou du moins, ne pas le dire. Et si on ne dit pas les choses, elles n’existent pas. Non. Je refuse de continuer sur ce chemin. Même si ça fait mal, je veux retrouver mes sensations, écouter ce que mes émotions ont à dire et les accueillir. Je suis tiraillée entre la surexcitation d’avoir enfin découvert le secret, la reconnaissance d’avoir pu naître grâce à cet inconnu et l’impression qu’on m’arrache une partie de moi. Je me suis construite sur un mensonge. Il est encore trop tôt pour comprendre l’impact de cette nouvelle sur moi. Mais je savais, qu’avec le temps, cela allait venir me libérer et me changer.
Mais je comprends enfin tout : les silences et réactions de ma famille, les crises de mon père le jour de mon anniversaire, ses colères qui suivent automatiquement un moment de bonheur partagé : il se sent illégitime et se punit. Puis tous ces sujets que l’on évite : mes parents s’empêchent de prononcer certains mots qui pourraient les trahir.
Je ne sais pas si un jour j’arriverai à mettre des mots sur ce que je ressens : une perte de repère totale. Je ne sais plus qui je suis. Et je sais désormais qu’il y a des personnes qui partagent une part importante de mon ADN et que je ne les connais pas. C’est tellement troublant et je sens qu’il est encore trop tôt pour en parler avec ma famille. Le déni est si fort que j’essaye d’imaginer tous les scénarios : mon père a eu une aventure avec d’autres femmes et c’est pour ça que j’ai des demi-soeurs. Ou bien encore, que mon grand-père a eu des enfants illégitimes et que ce sont en réalité mes tantes et non mes demi-soeurs. Mais aucun scénario ne colle. Je la connais pourtant la vérité, mais je ne suis pas prête à l’accueillir totalement. J’ai encore besoin de ces moments de doute, pour me protéger sûrement.
Au moins, depuis que j’ai les résultats du test, j’ose en parler à mes amis. Je sens que j’arrive à me libérer peu à peu. Cette histoire est la mienne et je ne souhaite pas reproduire le schéma. Je choisis la parole, je refuse d’aller vers la facilité et conserver leur secret.
Maintenant que je sais que « Je suis l’une d’entre elles », je contacte rapidement PMAnonyme et je me procure ce livre de témoignages tellement poignants. Cette association remplit totalement son rôle et me permet d’échanger avec ces autres personnes, comme moi, nées d’un secret. Toutes nos histoires sont différentes, mais on se reconnaît, on se comprend, ce lien est précieux et particulier. Nos histoires sont riches et palpitantes, même si je ne connais pas encore totalement la mienne. Je dois, à ce moment là, me contenter de suppositions ; ma famille n’est toujours pas prête à me délivrer la vérité. Bizarrement plus le temps passe et moins j’ai de doute. Cela ne peut être qu’un donneur anonyme de sperme, je ne veux pas imaginer autre chose.
Les échanges et rencontres avec les membres de l’association me donnent le courage de tenter une fois de plus de parler à ma famille. Cette fois je dispose d’une preuve scientifique : mon test ADN. Ils ne peuvent plus nier la vérité. Là encore, je n’ai pas eu le droit à des explications. Toujours ces silences, mais j’ai appris à les comprendre, à les décrypter. Je sentais, cette fois, que la vérité allait enfin m’être révélée. Bientôt. Je devais être patiente.
Quelques semaines plus tard, nous avons été réunis avec ma fratrie. Ils étaient au courant de mes recherches mais sans montrer un intérêt particulier pour celles-ci.
Nous avons enfin eu le droit à la vérité. Toute l’histoire. Sans filtre, pour une fois. Nous n’y étions pas habitués. Ce fut un moment de partage incroyable, quel respect et admiration j’ai eu pour mes parents qui ont eu à vivre ce parcours. Nous avons pu les écouter, les remercier et saluer leur courage. Un poids est parti, mais cela a été de courte durée.
Suite à la révélation, ma famille a fait le choix du silence : nous n’en parlerons plus. Le sujet est clos, il faut passer à autre chose et ne surtout pas perturber l’équilibre familial. Le silence s’impose, une fois de plus.
Non. Pour moi, la révélation seule ne suffit pas. Une gêne s’installe. J’ai besoin de parler, j’ai besoin d’exprimer, j’ai besoin de comprendre ce qui est en train de se jouer en moi. Mais pour eux, ce n’est pas « mon histoire » ni « ma souffrance » mais la leur. J’essaye de leur expliquer que c’est moi qui suit composée à 50% d’un homme que je ne connais pas. Que l’impact psychologique a été tel que j’ai deviné leur secret. Je comprends parfaitement leur « souffrance » pourquoi doivent-il nier la mienne ? Une fois de plus, on cherche à m’empêcher de ressentir.
Ma fratrie fait le choix de se ranger du côté de mes parents et de vouloir protéger coûte que coûte le secret. Une distance se crée, j’ai besoin de me détacher de cette structure familiale qui ne me convient plus : ils me rejettent, subtilement, certes, mais ils s’éloignent. Il ne faudrait pas détruire leur équilibre instable. J’apprends à mes dépens que ce n’est pas le message que l’on déteste, mais le messager. Je me retrouve l’intrus de cette famille. Moi qui ne voulais plus de cet accord tacite pour préserver leur secret.
Une nouvelle fois, je sombre. J’étais si proche d’eux et je ne comprends désormais plus quelle est ma place dans cette famille. Je me sens étrangère, à eux, à moi-même, je ne sais plus qui je suis.
Pourtant je ne cherche pas d’information sur mon donneur ni sur mes demi-soeurs. Je n’arrive toujours pas à intégrer que je partage de l’ADN avec d’autres personnes. Chaque chose en son temps. Pourtant les antécédents médicaux de cette famille que je ne connais pas me préoccupent. Je suis passée de l’autre côté, celui dont je ne suis plus sûre de rien. Pour moi qui suis extrêmement dans le contrôle, c’est déroutant. Je suis en perte totale de repère et cela m’effraie. Je ne suis pas la seule de ma fratrie à avoir peur. Mais pour eux, le déni prévaut sur la santé, ils gardent le silence. Se rendent-ils seulement compte des conséquences délétères de ce secret sur eux et sur leurs enfants ? À qui rendent-ils service en entretenant le silence ?
Me taire, serait signe d’acceptation. Et je refuse de faire perdurer ce climat d’insécurité dans lequel j’ai grandi. Cette place ne me convient plus. Je souhaite désormais en prendre une nouvelle, je ne veux plus de celle que l’on m’a attribuée. Un processus de déconstruction se met en place, ça fait mal, je suis effrayée, j’en perd mon précieux équilibre. Mais cela est une étape nécessaire pour faire place nette à de nouvelles fondations. Cette fois-ci, bien plus solides que les précédentes. Une reconstruction semble enfin possible.
Désormais, je décide de suivre Charles Pépin et « Je retourne dans le passé pour ouvrir l’avenir ». Un passé qui est en train d’être nettoyé pour faire place, je l’espère, à un avenir où le secret n’aura plus sa place et où je prendrai toute la mienne.
Je ne suis pas sortie intacte de ces révélations, mais je souhaite en tirer le meilleur en m’enracinant, cette fois, au bon endroit.