Libération – 21 octobre 2015

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Une femme de 35 ans conçue par insémination artificielle a saisi la plus haute juridiction administrative française, qui a étudié sa requête ce mercredi pour tenter d’obtenir des informations sur l’homme à l’origine de sa conception.

L’anonymat des donneurs de sperme français, garanti par la loi, vit-il ses dernières heures ? Le Conseil d’Etat s’est en tout cas penché sur cette question ce mercredi, sur requête d’une femme de 35 ans née d’une insémination artificielle via un donneur. La requérante, Audrey Kermalvezen, (un nom d’emprunt), avocate spécialiste en bioéthique, a appris il y a six ans comment elle avait été conçue et tente depuis d’obtenir des informations sur son géniteur, notamment son âge, ses caractéristiques physiques, ses antécédents médicaux et s’il est à l’origine d’autres dons. «Ce qu’on recherche, ce n’est pas notre ADN. On veut juste mettre un visage sur une réalité», expliquait-elle dans un portrait que lui a consacré Libération en mai 2014. «Je ne suis pas un petit enfant en souffrance. Je suis une adulte qui demande justice», disait-elle encore.

Pour ce faire, la jeune femme mène depuis plusieurs années un âpre combat judiciaire, qu’elle a relaté dans un livre l’an dernier (1). Après avoir été déboutée par un tribunal administratif, puis en appel, elle a saisi le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française. Selon elle, la loi viole l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui porte sur le «droit au respect de la vie privée et familiale». Audrey Kermalvezen souhaite en effet savoir si son frère, également conçu par un don de gamète, est issu du même donneur. Par ailleurs, mariée à un homme conçu lui aussi de cette manière, l’avocate pointe du doigt un risque de consanguinité.

«Pas une porte fermée à triple tour»

«L’objet de notre procédure, c’est que le Conseil d’Etat déclare la loi française inconventionnelle par rapport à la Cour européenne des droits de l’homme, expliquait avant l’audience son avocat, Me Julien Occhipinti, à Libération. A terme, le but serait d’obtenir un texte de loi qui ne soit pas une porte fermée à triple tour pour les requérants, comme ma cliente, et qu’ils puissent obtenir des informations non identifiantes sur le donneur.» 

Et pourquoi pas, que sur la base du volontariat, un donneur puisse choisir de divulguer davantage d’informations sur sa personne, explique l’avocat, qui cite les exemples de la Suède ou du Royaume-Uni, qui a levé l’anonymat des donneurs il y a dix ans et où «les dons n’ont pas baissé», selon lui. A la différence près qu’outre-Manche le don est rémunéré, à hauteur d’une cinquantaine d’euros, ce qui n’est pas le cas en France. «La crainte d’effets négatifs n’est pas sérieuse», poursuit Me Julien Occhipinti, qui rappelle toutefois que le Conseil d’Etat a rendu en juin 2013 un avis défavorable concernant une requête similaire à celle de sa cliente, estimant que la loi française prévoyait un «juste équilibre» entre les intérêts en présence via le don anonyme.

Le rapporteur public frileux

Au cours de l’audience ce mercredi, le rapporteur public s’est dit plutôt défavorable à la requête d’Audrey Kermalvezen, soulevant deux objections principales : d’une part que la Cour européenne des droits de l’homme n’a apporté aucun élément nouveau dans le débat sur cet anonymat depuis le dernier avis du Conseil d’Etat en la matière il y a deux ans ; et d’autre part que le législateur français a réaffirmé ses choix à ce propos récemment, notamment au moment de la révision des lois de bioéthique en 2011. Pas de quoi, toutefois, entamer l’optimisme d’Audrey Kermalvezen : «Tôt ou tard, le législateur devra revoir sa copie. On a le droit de notre côté», sourit-elle.

Dans un arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait rappelé en 1992 que les personnes dans la situation d’Audrey Kermalvezen «ont un intérêt vital à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle». La décision du Conseil d’Etat a été mise en délibéré ce mercredi et devrait être tranchée dans le mois qui vient. Si elle est déboutée, Audrey Kermalvezen poursuivra son combat. Devant la justice européenne, cette fois.

(1) Mes Origines, une affaire d’Etat (Max Milo).