Le Point – 21 octobre 2015

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Don de sperme : celle qui voulait savoir

Pour la première fois, une jeune femme née d’un donneur anonyme exige des informations sur son géniteur devant le Conseil d’État.

Le Conseil d’État examine pour la première fois, mercredi 21 octobre, le pourvoi d’un individu né d’un don de sperme. Audrey Kermalvezen, avocate, conçue par insémination artificielle avec donneur (IAD), mène depuis 2010 un infatigable combat juridique pour obliger l’AP-HP à lui communiquer des informations sur son géniteur. Récit en cinq actes de cette fascinante histoire…

Acte I : naissance en 1979

Audrey naît à Rouen, en mai 1979. Son père étant stérile, elle a été conçue, comme son frère quatre ans plus tôt, par insémination artificielle avec donneur. L’IAD a eu lieu en septembre 1979, à l’hôpital Necker, à Paris. Et les parents d’Audrey se sont mis d’accord, c’est courant à l’époque, de ne jamais révéler à leurs enfants la façon dont ils ont été conçus.

Acte II : trente ans plus tard, la vérité

2009, les parents d’Audrey ont divorcé. Et les temps ont beaucoup changé. Dans les services d’assistance médicale à la procréation, on conseille désormais aux parents qui ont recours au don de dire à leurs enfants la vérité sur leur conception. En 1994, soit quinze ans après la naissance d’Audrey, le principe de l’anonymat du donneur a été introduit dans la loi française, et dès le début des années 2000, le combat des jeunes adultes nés par IAD pour la levée de l’anonymat a été largement médiatisé. La parole, un peu partout, se libère, et la mère d’Audrey, alors en thérapie, éprouve le besoin de dire la vérité à ses enfants ; ce qu’elle fait un matin d’octobre 2009, en accord avec son ex-mari, à la table de leur maison familiale. Audrey a alors 29 ans, c’est une avocate brillante, qui a un compagnon et projette d’avoir des enfants. Mais cette révélation fait dans son existence l’effet d’un coup de tonnerre. Non qu’elle cesse une seconde de considérer celui dont elle est juridiquement la fille comme son seul et véritable père. Mais l’image du donneur, le besoin de savoir s’il est encore vivant et surtout l’existence potentielle de frères et sœurs génétiques l’obsèdent.

Acte III : questions sans réponse

Le hasard veut –  mais en est-ce vraiment un ? – qu’Audrey ait fait, avant même de connaître la vérité sur sa conception, un troisième cycle en droit de la bioéthique. Lorsqu’elle écrit à la banque de sperme qui a fourni, trente ans plus tôt, un donneur à ses parents, elle sait parfaitement que la loi interdit qu’on lui révèle son identité. Mais elle veut savoir si son frère est né du même donneur, et elle veut connaître le nombre de dons effectués par cet homme. La peur de rencontrer un membre de sa « fratrie » génétique, et donc de commettre un inceste « biologique », la bouleverse comme de nombreux adultes IAD. Son compagnon de l’époque a d’ailleurs tout de suite vérifié que son propre père n’avait pas été donneur. Après d’innombrables lettres et appels sans réponse, Audrey est enfin reçue par le Cecos – Centre de conservation des œufs et du sperme humain – qui a présidé à sa conception, mais ses questions sont traitées par le mépris. On ne lui dira rien. Mais on lui conseille d’aller voir un « psy ».

Acte IV : 15 000 euros d’amende

Audrey entame alors un bras de fer juridique avec l’AP-HP qui détient le dossier de son donneur. Elle perd en 2012 devant le tribunal administratif de Montreuil. Et perd également, de peu, devant la cour administrative d’appel de Versailles en 2013. C’est cette affaire qui fait maintenant l’objet d’une audience inédite devant le Conseil d’État. Partant du principe que l’anonymat n’a été introduit dans la loi que 15 ans après sa conception, Audrey demande que l’institution médicale reçoive une injonction à contacter le donneur s’il est encore vivant et à lui soumettre le désir de celle qui est née de son don de connaître son identité. Elle veut aussi qu’on lui fournisse les données non identifiantes auxquelles elle estime avoir droit. Âge, antécédents médicaux du donneur, nombre de dons réalisés permettant d’évaluer l’importance de la fratrie génétique. Elle souhaite en outre qu’on lui assure que celui qui est aujourd’hui son époux n’est pas né du même donneur qu’elle.

Acte V : neuf mois

Car c’est là que l’histoire d’Audrey prend une tournure symbolique fascinante. En 2010, adhérant à l’association Procréation médicalement anonyme qui milite pour la levée de l’anonymat, la jeune femme rencontre Arthur Kermalvezen, lui aussi enfant IAD. Leur quête les rapproche, ils tombent amoureux, se marient en août 2013 et souhaitent avoir des enfants. Mais la même angoisse les taraude. Arthur est né d’un don effectué au Cecos du Kremlin-Bicêtre, à Paris, en 1982. Pas le même hôpital, pas la même année qu’Audrey, mais, à l’époque, il est courant que les donneurs, qui sont d’ailleurs bien souvent des médecins ou des étudiants en médecine rémunérés pour leur geste, donnent à de nombreuses reprises et dans plusieurs Cecos différents.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucun comptage, aucune traçabilité ne sont alors réalisés par l’institution médicale, et un donneur compulsif – il y en a – pourrait parfaitement être le géniteur de dizaines d’enfants sur la même région. Alors, bien sûr, le risque qu’Audrey et Arthur aient le même père biologique est infime, mais ce risque existe bel et bien, et cette épée de Damoclès qui pèse sur leur descendance donne une nouvelle portée à leur combat commun.

En France, hors de l’injonction d’un juge dans le cadre d’une recherche en paternité, la réalisation d’un test génétique, même effectué à l’étranger, est possiblement punie de 15 000 euros d’amende et d’un an de prison. Arthur et Audrey, avant de devenir parents, prennent malgré tout le risque et font faire le test hors de nos frontières. Verdict : ils ne sont pas demi-frère et sœur, mais puisqu’ils n’ont assurément pas la même mère, le test, leur dit-on, n’est pas 100 % fiable. Ils ne veulent plus attendre. Leur bébé, aujourd’hui, a neuf mois. Si Audrey perd devant le Conseil d’État, elle saisira la Cour européenne des droits de l’homme.