Violaine de Montclos
En bonne avocate, Agathe a pris des notes et choisit ses mots avec soin. Pour maîtriser le chaos de ses émotions, elle fait un récit structuré, excessivement précis. Mais, dans ce café du 20e arrondissement de Paris où elle a commandé à déjeuner, la jeune femme ne touche pas une miette de son repas. « Je suis nouée, s’excuse–t–elle. Je suis comme un château de cartes dont on aurait brusquement retiré une des fondations : tout s’est écroulé. » C’était en octobre 2009, dans la maison familiale, pendant le petit déjeuner. Brisant, en accord avec son ex–mari, le pacte qu’ils avaient fait trente ans plus tôt, la mère d’Agathe révèle à ses deux enfants qu’ils ont été conçus, son époux étant stérile, avec le sperme d’un donneur anonyme. Agathe a 29 ans. C’est une juriste brillante à la vie bien construite, qui a un compagnon et projette d’avoir des enfants. Mais la révélation fait l’effet d’une déflagration. « Ma mère a cru bien faire. Elle fait une psychothérapie et a sans doute voulu soulager sa conscience. Elle a surtout pensé que c’était le moment pour moi, avant que je ne devienne mère à mon tour, de connaître la vérité. Mais c’est le ciel qui m’est tombé sur la tête… »
Inquiétante hérédité
La jeune femme quitte la maison familiale. Son premier geste : appeler son père, que pas une seconde elle ne cesse de considérer comme tel, pour l’assurer que rien n’est changé. Le second : couvrir de tissus les miroirs de son appartement, ces glaces qui lui renvoient une image qu’elle ne reconnaît plus. Il y a dans ce teint pâle, dans ces yeux sombres, dans ce corps frêle une part d’hérédité qui lui fait horreur. « En octobre, on parlait beaucoup du criminel Francis Evrard à la radio : cela m’a obsédée. Mon géniteur, lui aussi, était peut–être un assassin… Je me sentais sale. Et puis j’ai fait des rêves atroces : je donnais naissance à un enfant que je rejetais, que je refusais de voir. » Elle a conscience que sa réaction est irrationnelle, purement instinctive. Elle ne croit pas en la prédestination génétique. Alors, pour dompter la tempête intérieure, elle écrit à la banque du sperme qui a réalisé, trente ans plus tôt, le rêve de ses parents. Le hasard est curieux : Agathe a fait un troisième cycle en droit de la bioéthique. Elle sait qu’en France la loi interdit de révéler l’identité des donneurs, mais elle a des questions, précises. Son frère est–il issu du même don qu’elle ? Combien de grossesses ont–elles été réalisées avec les gamètes de cet homme ?
Consanguinité
Les Centres d’études et de conservation des oeufs et du sperme (Cecos) disposaient–ils à l’époque d’un fichier centralisé permettant de vérifier qu’un même homme n’allait pas donner sa semence dans toute la France ? «Car c’est la première chose à laquelle on pense : la rencontre possible avec des membres de la fratrie génétique. Mon compagnon a tout de suite vérifié que son père n’avait pas été donneur…» Des semaines, des mois passent. Agathe insiste, téléphone, puis finit par être reçue. Ses interrogations sont traitées par la commisération. « J’ai été accueillie par un médecin et une psychologue de 22 ans, et j’ai été sidérée par leur amateurisme. Leur seule réponse a été de me conseiller d’aller voir un psy. On m’a dit : « Que votre frère soit votre frère génétique, qu’est–ce que cela peut vous faire ? » Quant au nombre de grossesses réalisées avec le même sperme : cela, visiblement, ne me regardait pas. »
Droit d’accès
Et puis Agathe, qui a demandé que l’on sorte son dossier, ne voit aucun document sur la table. Elle ne s’attend pas à y avoir accès, mais elle imagine que l’acte du don est daté, écrit, classé quelque part avec l’identité précise du donneur, et que la seule vision de ce dossier administratif, fermé sur la table, lui redonnera de la pesanteur. « Car, comme le dit mon frère, on a brusquement l’impression de flotter dans les airs. » Or le médecin est venu les mains vides. Agathe s’étonne. Puis elle comprend : il n’y a sans doute aucun dossier à son nom. En serrant la main de la journaliste, lorsqu’elle repart le ventre vide, la jeune femme assure tout de même avec ses mots de juriste que son « affaire ne s’arrêtera pas là » . Agathe, pour l’instant, n’a plus envie d’avoir des enfants
POUR LA LEVEE DE L’ANONYMAT Pauline Tiberghien
« Une maltraitance psychique »
« Je comprends que beaucoup de médecins des Cecos (Centre d’études et de conservation des oeufs et du sperme), souvent anciens donneurs eux–mêmes, soient très mal à l’aise face aux revendications des enfants nés par IAD (insémination artificielle avec donneur). Qu’ils soient rassurés, si la loi est révisée, elle ne sera pas rétroactive… Mais il est temps de prendre conscience de la maltraitance psychique qu’ils infligent à ces jeunes en leur refusant l’accès aux informations qui les concernent. On entend souvent qu’accorder au donneur un rôle dans la conception de l’enfant est intolérable. Mais, dans la réalité, le donneur a bel et bien eu un rôle, on l’a même sollicité, encouragé à le jouer ! L’enfant du couple infertile, en chair et en os, prouve par sa seule existence qu’un autre homme que son père est intervenu dans la conception : il porte son hérédité et sera amené à la transmettre. Et contrairement à ce que voudraient faire croire les médecins qui renvoient un peu vite ces jeunes à des consultations de psy, le besoin de connaître l’identité du donneur n’a rien à voir avec une quête affective : ces enfants ont en effet des parents qui les ont désirés, attendus et reconnus, et sans lesquels ils ne seraient pas en vie. Mais la volonté seule de leurs parents n’est pas suffisante pour expliquer leur naissance ! Personne ne naît de la seule volonté d’un couple ou d’un individu ! En cette veille de révision législative, il nous faut sortir du déni et considérer ces jeunes comme des adultes dignes de respect auxquels il est grand temps de reconnaître le droit de savoir d’où ils viennent. »
CONTRE LA LEVEE DE L’ANONYMAT Jean–Marie Kunstmann
« Dépasser le lien biologique »
« Les enfants nés par IAD qui sont médiatisés sont ceux qui vont mal et qui réclament la levée de l’anonymat. Mais les autres, ceux qui ont compris et accepté leur mode de conception et qui n’ont nul besoin de connaître leur géniteur, ne vont pas dans les médias expliquer qu’ils vont bien. Or ils sont nombreux ! Le débat est donc d’emblée faussé pour l’opinion publique. C’est d’ailleurs de cette manière, sous la pression d’un tel lobbying, que l’anonymat a été levé chez certains de nos voisins européens. Le résultat est une chute drastique du nombre de donneurs. Pour en recruter, ces pays sont donc finalement obligés de les motiver par l’argent. Est–ce cela que l’on veut ? Il y a quand même encore des hommes et des femmes, dans notre société, qui estiment que les humains peuvent par altruisme donner leurs gamètes en relativisant leur dimension génétique. Ce qui compte, pour eux, ce ne sont pas les liens du sang, mais la parenté affective. Les donneurs et les receveurs font un cheminement particulier qui les amène à dépasser le lien biologique. A la vue de ces familles qui parviennent à se construire avec des dons, je relativise moi–même, en praticien, le sens des gamètes que je manipule. Veut–on vraiment d’une société où les liens du sang sont sacralisés, où l’on stigmatise les individus d’après leurs gènes et leur origine ? La question de l’origine d’un individu a sa réponse dans l’histoire du couple qui a voulu sa naissance. Pas dans l’ADN du donneur. »