Sylviane Agacinski
Philosophe, dernier ouvrage : Corps en miettes, Flammarion, 2009.
La gauche doit rester vigilante
Quel premier bilan peut–on tirer du vote de l’Assemblée ? Je retiendrai seulement deux points:
– En maintenant l’interdiction de la maternité pour autrui, les députés ont respecté le droit des femmes.
– En maintenant l’anonymat du don de gamètes, ils ont ignoré le droit des enfants.
Sur ce deuxième point, rappelons que le don anonyme de cellules (spermatozoïdes ou ovocytes) permettant d’effectuer une fécondation in vitro a d’abord été anonyme en France. Pourquoi ? Parce qu’on a procédé comme pour un don du sang, et aussi parce que les parents demandeurs préféraient cacher à l’enfant le rôle d’un tiers dans sa naissance. D’autre part, les donneurs eux–mêmes préféraient rester anonymes, pour ne pas risquer qu’on leur demande un jour d’assumer un rôle de parent. On ne s’est guère préoccupé alors des problèmes que ce secret organisé pourrait produire chez les enfants nés dans ces conditions. On les connaît mieux maintenant, au point que la Convention des droits de l’enfant, signée par la France, reconnaît à tout enfant le droit de connaître ses origines. Le mot origine prête un peu à confusion, car les enfants qui souffrent du mystère gardé sur leur naissance ne cherchent nullement leur origine « biologique », comme certains le croient. C’est tout le contraire : ce qu’il cherchent c’est une histoire humaine. Ils refusent d’être des produits fabriqués à l’aide de paillettes congelées. Ils aimeraient savoir à quel homme ou quelle femme, c’est à dire à quelles personnes ils doivent la vie, car ils sont eux–mêmes des personnes humaines, avec un visage singulier, et non des choses. Il suffirait donc, pour éviter de rester dans une logique de fabrication obscure, de distinguer les personnes qui donnent la vie à un enfant, de celles qui l’élèvent, lui donnent un nom et une famille. On le sait bien : les géniteurs ne sont pas nécessairement les parents. Mais pourquoi n’assumeraient–ils pas ce rôle limité de géniteurs ? Pourquoi préférer organiser délibérément et institutionnaliser un secret qui peut s’avérer très douloureux ?
Sur le premier point, on peut se féliciter que l’Assemblée ne soit pas revenue sur le principe de l’interdiction de la maternité pour autrui. En effet, partout où cette pratique existe, elle donne lieu à une rémunération, et transforme en marchandise le corps des « gestatrices », tandis que l’enfant lui–même devient l’objet d’une transaction commerciale. En Californie, on demande ou l’on offre ouvertement des « ventres à louer » (Wombs for rent), ce qui n’empêche pas ce marché de se délocaliser dans les pays pauvres, en Europe de l’Est ou en Inde, où les tarifs sont moins élevés. En France, comme dans la plupart des pays, cette pratique est jugée incompatible avec le respect dû à la personne et à son corps. Relisons le précieux ouvrage de Lucien Sève : Qu’est–ce que la personne humaine ? Pourtant, un marché procréatif mondial se développe : les gamètes et les embryons se vendent et les ventres se louent, pour le plus grand profit de cliniques et d’instituts spécialisés. Il faut vouloir de rien savoir de ces nouveaux marchés pour oser présenter la « gestation pour autrui » comme un don « altruiste » ! On s’en doute, seules les plus démunies se résolvent à vivre neuf mois, jour et nuit, au service d’autrui.
A Kiev ou à Chypre, des chômeuses acceptent des stimulations ovariennes dangereuses pour gagner quelques centaines d’euros en vendant leurs ovocytes, tandis que d’autres servent de mères porteuses aux couples venus de l’Union Européenne ou d’ailleurs, et d’autres encore sont happées par le marché de la prostitution Certes, ces marchés sont très différents les uns des autres, mais tous prospèrent grâce à certaines conditions : un imaginaire archaïque et sexiste pour lequel les femmes sont encore une population destinée à servir et dont le corps doit rester un bien disponible ; une situation de crise, de chômage et de misère et donc, pour les plus pauvres, la tentation de se vendre soi–même, à défaut de pouvoir vendre un travail; enfin une tendance du marché à s’étendre de façon illimitée et à s’emparer de tout ce qui peut devenir un produit de consommation, y compris les corps humains.
Tout progrès technique n’est pas un progrès social. Aujourd’hui et demain – en 2012 par exemple – la gauche doit se montrer très vigilante à l’égard des formes inédites d’aliénation, et se mobiliser contre leur développement.