Le Figaro – 21 octobre 2015

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Le Conseil d’État saisi de la question des dons de sperme anonymes

Conçue par insémination artificielle avec donneur anonyme, Audrey Kermalvezen porte mercredi sa demande de levée partielle du secret de ses origines devant le Conseil d’État.

Ne pas connaître l’identité de son géniteur, la couleur de ses yeux ou son âge, c’est un mystère avec lequel Audrey Kermalvezen  doit vivre tous les jours. Conçue par insémination artificielle avec donneur, cette avocate de 35 ans ne veut plus de cette identité semi-clandestine, de ce supplice de l’incertitude. L’homme qu’elle aime et qu’elle épousé, lui aussi né d’un don de gamètes, est-il issu du même donneur? Si le risque de consanguinité est faible, il n’est pas impossible. Son frère a-t-il hérité des mêmes gênes paternels? A-t-elle d’autres demi-frères ou demi-sœurs?

Face au mutisme de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui se refuse à lui donner un début de réponse sur celui qui a fourni le sperme à l’origine de sa conception, elle a donc décidé de porter son combat en justice. Après avoir été déboutée par le tribunal administratif puis par la cour administrative d’appel, là voilà devant le Conseil d’État. L’audience se tiendra mercredi et la décision sera mise en délibéré. La plus haute juridiction administrative dira-t-elle que la loi française – qui garantit l’anonymat des donneurs – viole l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme sur le «droit au respect de la vie privée et familiale»? Rien n’est moins sûr. Pourtant, Audrey Kermalvezen ne réclame pas de connaître le nom de son père biologique. Elle voudrait simplement avoir accès à des données non identifiantes sur son profil et que l’on demande à cet homme qui ignore tout d’elle s’il souhaite se faire connaître.

Enquête génétique ou quête affective?

Cette enquête génétique n’est pas «une quête affective», répète volontiers Audrey Kermalvezen. «J’ai déjà un père que j’aime et qui m’a élevée. Je ne cherche ni un héritage ni un nouveau père légal. Je ne vais pas me précipiter pour aller lui dire «bonjour papa» et passer Noël avec lui. Je veux juste qu’on lui demande s’il veut donner son identité, envoyer une photo de lui, connaître ses antécédents médicaux. Si le donneur ne veut pas me voir, je respecterai sa décision. Je veux seulement arrêter de m’interroger. Aujourd’hui, je ne sais même pas s’il est décédé. C’est comme un deuil impossible».

A la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de 9 mois et demi, Audrey n’a pas cessé de se poser des questions sur ses origines. Au contraire. «Quand on me demande pourquoi mon enfant est blond, je ne peux pas répondre. Cela ne vient pas de ma mère ni de mon mari. Moi aussi j’étais aussi blonde quand j’étais petite. Cela vient sans doute de mon géniteur mais je ne peux pas l’affirmer. Et quand je l’emmène chez le pédiatre, je ne peux pas répondre à la question sur l’anomalie congénitale de la hanche», raconte-t-elle.

Saisie de la CEDH

Si la jeune femme sait que ses chances devant le Conseil d’État sont faibles, elle ne désespère pas. Dans un avis du 13 juin 2013, le Conseil d’État a estimé que la règle française de l’anonymat des donneurs de gamètes n’est pas incompatible avec la Convention européenne des Droits de l’Homme, «et notamment son article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale». Mais Audrey Kermalvezen préfère se rappeler que le rapporteur public de la cour administrative d’appel de Versailles lui avait donné raison contre l’AP-HP. Elle voit aussi un possible frémissement dans un arrêt de novembre 2014 de la cour de Cassation. Cette dernière avait alors reconnu un droit à connaître ses origines à un homme de 60 ans qui demandait l’exhumation du corps de celui que l’on disait être son père afin de vérifier leur lien biologique.

«Nos chances sont faibles mais ma cliente est prête à aller devant la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme), indique son avocat, Me Julien Occhipinti. La loi française est rigide, c’est une porte complètement fermée. Le législateur n’a pas tenu compte de l’intérêt de l’enfant. Or cette absence de toute possibilité d’obtenir des informations, même non identifiantes, sur le donneur est contraire à la Convention européenne des Droits de l’Homme». «Pour la CEDH, il faut concilier deux droits, celui de l’enfant à connaître ses origines et celui du donneur à garder l’anonymat, résume Nicolas Hervieu, juriste spécialiste de la juridiction européenne. Dans l’arrêt Godelli du 25 septembre 2012, la Cour a condamné l’Italie pour avoir privé un enfant de toute possibilité d’obtenir des informations sur sa génitrice dans le cadre d’une affaire d’accouchement dans l’anonymat. Reste à savoir si cette jurisprudence, qui concerne une affaire d’accouchement sous X, pourrait être transposée sur le don de gamètes. De plus, c’est une question très sensible sur le plan politique».

50.000 à 70.000 enfants depuis 1973

Alors que 50.000 à 70.000 enfants ont vu le jour en France grâce à un don du sperme en France depuis la mise en place des premières banques de sperme en 1973, Audrey Kermalvezen, espère également que son affaire contribuera à une prise de conscience dans l’opinion publique. Et peut-être inciter un législateur frileux à se saisir de cette question. «L’anonymat du don de gamète ne doit pas être traité comme une question médicale. C’est une histoire humaine. La PMA a été une formidable avancée technique dans les années 70 mais la législation n’a été pensée que pour le couple receveur et le donneur. Il ne faut pas oublier qu’il y a des enfants à la clé et que certains vivent aujourd’hui très mal le principe d’anonymat total et ad vitam». Quant aux inquiétudes sur une possible baisse du don de gamètes, elle les balaie d’un trait. «En Suède, en Suisse et au Royaume-Uni, l’anonymat a été levé et il y a toujours autant de donneurs. Seul leur profil a changé».